De l'origine des noms [Hectandre]

Il y a, au Castel de Tourmaline, un bureau destiné au Prince. C’est là normalement que ce dernier s’attable et passe au travers les nombreuses tâches administratives qu’il se doit d’effectuer. De la révision, des comptes, des états. Beaucoup de signatures. Il y a aussi de nombreux petits salons disposés ici et là au travers du château. Endroits de repos et détente, où il est possible de lire ou philosopher autour des corbeilles remplies des fruits désertiques que produisent la région et d’une tasse de thé que les domestiques s’occupent de remplir avec diligence.

Le problème avec Hector, c’est qu’il n’a jamais réellement aimé passer de longues heures seul dans son bureau. Certes, c’est plus productif. Mais également plus ennuyant. Alors son bureau lui sert plutôt d’espace de rangement pour toute la paperasse ; qu’il passe chercher et traîne avec lui pour réviser dans l’un de ses salons, espérant presque y être dérangé pour troquer les tâches administratives pour quelques discussions toujours beaucoup plus captivantes. Personne ne s’étonne vraiment de la lenteur que chaque chose prend en Topaze à présent, tous maintenant un peu habitués ; mais les habitants du castel en savent un peu plus la raison.

Cette après-midi ne faisait pas exception. Alors que ses obligations princières lui laissaient du temps libre pour tenter de réduire la pile grandissantes de demandes qui s’accumulait sur son bureau, il se retrouvait plutôt, une nouvelle fois, dans l’un de ses salons, à grignoter des dattes et lire distraitement les parchemins qu’il avait trainé avec lui. Un regard levé vers l’un de ses conseillers qui rentre et s’installe tout proche, un livre a la main. Le sieur Lysandre des Falaises, qui lui servait également de guérisseur officiel. Il avait accueilli le natif de Rubis dans sa suite rapproché au tout début des soulèvements qui avaient par la suite menés à la Révolution. L’homme était plus pragmatisme et réaliste que lui, qualités utiles quand on tente de conseiller - raisonner? - un Prince qui ne l’est que trop peu.

Alors, quand ce dernier lui adresse finalement une question, c’est avec un enthousiasme non feint que le Prince de Topaze jetta le parchemin qu’il tentait vainement de lire sans grande attention sur la table devant lui pour se retourner et faire face à Lysandre.
La question était légitime pour un non-natif de Topaze, et en vérité, Hector s'étonnait presque qu’il ait mis tant d’année à verbaliser un tel questionnement ! « Mais pourquoi se buter à conserver des choses - des noms! - qui ne correspondent plus? Ce n’est pas plutôt cela le vrai questionnement? » Bien évidement qu’Hector ne répondrait pas simplement à la question, l’occasion était trop belle de s’évader de ses obligations pour se lancer dans cette analyse de leur tendance au changement - mais également de l’obstination du reste du monde à vouloir conserver ce qui n’avait pas de raison de l’être !

« Vous répondez à ma question par une autre question. » Son sourire s’affine sur ses lèvres. Amusé. Joueur. « Mais évidemment que c’est ce que je fais ! » Lysandre devait y être habitué, de toute façon. Hector n’avait jamais été de celui à donner des réponses directes et concises. Il détournait, contournait, créait une nouvelle question avec celle formulée pour pouvoir élaborer et s’étendre sur un sujet qui aurait pu être conclu si simplement ! D’ailleurs, bien souvent, ses conseillers s’abstenaient de le questionner de la sorte de peur de se retrouver coincé dans une longue discussion sans réelle fin. ( Ou bien, en bon Topaziens, ils le faisaient exprès parce qu’eux également adoraient cela ! )

Mais bien que Lysandre ne soit pas natif de Topaze, il avait certainement appris. Appris à connaitre son Prince. De sorte qu’il ne laissa pas la chance à ce dernier de rajouter autre chose et enchaina aussitôt suite cette petite pique qui n’avait pour effet de n’être que constat.

Ô qu’il lui faisait plaisir, son conseiller ! À se jeter ainsi dans la discussion qu’ils entamaient alors, et que déjà il alimentait de mille et un chemins à prendre. Et Hector l’écouta. Faire ses points, bien trop rationnels pour sa propre pensée, sur ce que se devait d’être un nom et ce que changer ces derniers impliquait.
Alors que le Rubin posa une pause dans son discourt pour reprendre quelques raisins, Hector embarqua à son tour sur cette part de leur discussion. « Le mensonge ne résiderait-il pas plutôt dans la volonté de conserver des noms qui servent uniquement de clef, mais qui ne désignent plus adéquatement ce qu’ils sont censé représenter? Qu’est-ce qui est plus important? »

Et comme répondant un peu à cette question, son conseiller revint sur sa question initiale, soit l’origine de cette pratique. Ne manquant pas de testifier que les Topaziens étaient les seuls à agir ainsi - sous entendant un peu par le fait même, qu’en minorité marquée, ils avaient certainement tords ! « Eh bien je dirais depuis toujours, Lysandre. » Il se resservi à son tour d’une poignée de dattes, qu’il garda dans sa main pour pouvoir grignoter au fil de leur échange. « Nous sommes un peuple nomade, changeant comme le désert. Oubliez Tourmaline, qui est fixée dans la pierre, et mon rôle et le vôtre qui nous obligent à garder quelconque résidence fixe. Les cartes sur lesquelles vous vous fiez aujourd’hui n’existaient pas hier.  Il n’y avait que le parler, le parler et le voir. L’expérience. Comment reconnaitriez vous, par exemple, l’Oasis des Trois-Doigts, si son oasis venait à s’assécher? Les chemins n’existent pas, quand vous quittez nos villes. Les dunes se créent et se volatilisent. Les traces de vos prédécesseurs sont effacées par le vent et couvertes par le sable. Il n’y a que les étoiles, tout là-haut, qui sont un repère fixe. » C’était peut-être culturelle, oui, en effet. Mais ce n’était pas du tout impratique. « À quoi sert alors votre fonction de clef intelligible si elle ne l’est plus, intelligible? »

Et il se cale à nouveau dans son fauteuil, son regard toujours posé sur son interlocuteur, lui laissant tour de s’étendre sur sa vision de la chose davantage.