Une matinée comme tant d’autres. Une matinée levée aux aurores, baignée, coiffée, parfumée, enveloppée d’un caftan écarlate aux fines broderies dorées. Les ornements étincelants à la mode topazienne en parure. Une matinée au déjeuner esquivé, comme souvent. Non merci, que des fruits. L’Impératrice sans faim à la fin d’une nuit d’insomnie. Le sourire amusé des domestiques. L’Impératrice et son appétit d’oiseau, délicate princesse de Nacre. Un thé bien chaud et toujours aussi sucré. L’amertume difficilement assimilée. Une matinée occupée entre les comptes-rendus des frontières sécurisées et le déplacement des troupes. Une matinée interminable à traverser les couloirs labyrinthiques du castel de Tourmaline, une poignée de gardes dans son sillage. Ses pas en écho, semblable à une reine éthérée extirpée d’un conte de fées. L’esprit ailleurs mais le sourire empreint d’aménité pour quiconque pouvait la croiser. L’esprit au loin, aux frontières de Nacre, au coeur des terres de la Révolution, auprès de ses sujets délaissés malmenés jamais oubliés.

- Votre Majesté !

Et ça s’inclinait en corolle sur son passage, les jupons colorés et vaporeux de ses suivantes qui gonflaient sous les révérences élaborées. Et ça s’inclinait en élégance, ici et là, sans qu’elle ne reconnaisse les visages, sans qu’elle ne se souvienne des noms du personnel du castel. Là depuis peu. Là depuis cinq mois déjà pourtant. Un pincement au coeur, qu’elle ne s’investissait pas assez en gouvernance du palais d’Hector de Demain qui était pourtant le sien. Un pincement au coeur, qu’elle s’oubliait en stratégie de guerre, qu’elle s’oubliait en révolution et en terres occupées. Le regard fixé sur ce qu’elle n’avait plus, sur ce que Carat avait perdu, oubliant pourtant de contempler et d’apprécier tout ce qu’elle avait déjà, ce qu’elle avait encore.

C’est là qu’il était apparu, l’inconnu qui ne l’était pas tant. Lysandre des Falaises. Conseillers de son prince préféré. Elle l’avait croisé à son arrivée pour qu’il s’assure personnellement de son état. Puis il lui avait annoncé la mort de quelques-uns des gens de sa suite, décédés dans la fuite. Alors elle avait levé la main, l’Impératrice, en s’arrêtant tout à fait. Ses gardes s’immobilisant aussitôt derrière elle.

- Sieur des Falaises…

Il ne l’avait pas vue. Il ne l’avait pas entendue, peut-être. Mais les quelques marches qu’il grimpait sur le moment semblaient le faire vaciller, lorsque son regard captura le sien, si bleu, si clair, aux nuances d’Aiguemarine. Un flottement, quelques secondes, à se considérer mutuellement. Et il chutait, le conseiller, perdant pied ou quelque chose s’y rapprochant. Les mains sur ses lèvres pleines et ouvertes, Déjanire ne pouvait que contempler son vol plané et son étalage sur le sol. Semblable à un albatros, prince des nuées, maladroit et honteux. Gisant devant eux.

- … Êtes-vous blessé?

Un geste de la main, gracieux, pour inciter l’un de ses gardes à aider le pauvre conseiller à se redresser.

Il se redressait, le conseiller princier, le guérisseur du castel, vaillant et fier comme les rocs de Rubis. Fringant, même, en dépît de son âge vieillissant, qu’elle ne pouvait s’empêcher de songer, Déjanire. Le garde dépêché à son sauvetage s’assura que le Rubin était en état de se soutenir seul avant de le relâcher et de rejoindre les rangs, un sourire un peu crasse malgré tout. Parce que c’était tout de même amusant, comme situation, maintenant que la santé et la sécurité du Sieur des Falaises étaient assurées. L’homme massif qui se tenait devant elle ne semblait pas en si mauvais état, quoi qu’en dise ses vêtements légèrement froissés par l’acrobatie.

- Votre Majesté… Vous êtes renversante aujourdhui.

Elle ne les entendait pas glousser, derrière elle, la souveraine, mais elle imaginait sans difficulté les sourires difficilement contenus, les œillades discrètes échangées sous leur posture solenelle. Parce que son propre sourire fleurissait déjà à son minois sous le trait d’humour, creusant fossettes sur ses joues. Comme des parenthèses à son amusement. Des guillemets à son humeur.

- Vous semblez ...crouler sous le travail, Sieur des Falaises, mais il serait sans doute avisé que l’un de vos confrères s’assure de votre état. Aldegar, veuillez aviser le conseiller d’Eauclaire de mon retard.

Un regard par-dessus son épaule, en direction du dénommé Aldegar, et Déjanire en revenait à Lysandre qu’elle espérait aussi conciliant qu’amusant. Les pas du garde armé s'éloignaient dans le couloir, vers là où la petite délégation se dirigeait jusqu’à l’apparition soudaine - et la disparition toute aussi surprenante - du Rubin exilé. Un regard pour le détailler de haut en bas, comme si elle doutait ou redoutait une blessure dissimulée sous cette posture pourtant altière. Les hommes et leur fierté… Les Rubins et leur fierté, plus encore. Ils disaient depuis le palais des Astres que les hommes de là-bas étaient à l’image de leur contrée. Qu’ils cachaient souvent milles trésors, mais qu’il fallait toutefois creuser longtemps, très longtemps, sous la poussière et la caillasse, pour les dénicher. Des mots cruels pour ne rendre que plus étincelants le peuple de Nacre. Elle n’avait jamais cautionné. Elle n’avait jamais réfuté non plus.

- C’est au détour de l’escalier, n’est-ce pas..?

Une hésitation légère, tandis qu’elle étirait son minois vers l’escalier qu’il venait de monter, de dévaler, puis de remonter à nouveau. Les mystères des dédales sans fin du castel de Tourmaline s’amenuisaient enfin, pour l’Impératrice. Si le château princier n’avait ni la complexité, ni la taille imposante du palais impérial, il n’en demeurait pas moins que les couloirs et les escaliers se ressemblaient cruellement, dans leur monochromie.

Dérobade et mascarade. Il avançait quelques arguments plus ou moins convaincants. Moins que plus, qu’elle songeait, Déjanire, en l’entendant redorer ses talents de guérisseur et amoindrir ses racines. Tentative vaine d’éloigner la souveraine qui le voyait alors claudiquer légèrement devant elle. Juste assez pour le faire examiner. Juste assez peu pour ne pas trop s’inquiéter. Derrière eux, les pas d’une demi-douzaine de gardes. Un vacarme dans l’escalier de pierre, où les sons se répercutaient en alarme annonciatrice d’une venue impériale ou princière. Et tout en bas, alors que le conseiller d’Hector affirmait s’en vouloir de l’accaparer ainsi, la salle dédiée aux soins se dévoilait enfin à elle. Jamais elle n’était venue ici, de mémoire, depuis son arrivée soudaine et douloureuse. Un conseiller mourant dans une chambre douillette, elle à son chevet. Des onguents, des potions, des pansements, oui, mais jamais cette pièce drapée d’étagères et d’ouvrages aussi épais qu’intrigants.

- Hé bien, il semblerait que je sois seul aujourd’hui. Mes apprentis ont dû avoir une urgence…

Ses sourcils, de se froncer, tandis qu’il avançait cette possibilité avec autant de simplicité. Une urgence qui accaparerait ses apprentis tous à la fois…? Elle allait répondre, sentant une pointe d’inquiétude s’imiscer à son esprit, alors que Lysandre reprenait parole. Fier. Solide. Sans rappel. Il allait bien. Il lui assurait.

- … Par les dieux, vous saignez, Lysandre!

En quelques secondes et un bruissement de jupons, Déjanire était à ses côtés, sur le bout des pieds, à deviner ou à chercher l’origine de ce filet carmin. Toute petite impératrice qui n’osait pas le toucher, tant par pudeur que par lucidité de ses propres talents. Elle ne pouvait tout de même pas le soutenir s’il sombrait… Elle ne pouvait tout de même pas le soutenir tout simplement, alors qu’il mettait tant d'efforts à lui faire croire qu’il se portait bien. Un regard perçant par-dessus son épaule, à détailler brièvement les hommes qui s’entassaient dans l’espace restreint.

- L’un de vous saurait-il venir en aide au Sieur des Falaises? Pour les autres, accordez-nous un peu d’espace. Je ne risque rien ici, entourée d’autant de baumes guérisseurs, je vous assure.

Un mouvement vague, de la main, impérieuse, à exiger un peu d’intimité. Un peu d’espace. Un peu de calme. Il y avait eu un bref moment de flottement, suite à son ordre, et l’aîné de la garde tapota l’épaule du plus jeune. La sélection naturelle de l’ancienneté, sans doute. Ou alors était-il réellement le plus doué pour panser les plaies…? Il s’approchait du conseiller, au moins aussi mal à l’aise que son patient imposé.

- Dois-je faire quérir l’un de vos apprentis..? Une seconde d’hésitation, puis elle s’adressait au pauvre garde qui cherchait quelque chose pour tamponner la plaie, dans cette salle qu’il connaissait bien peu. Ne devrait-il pas s’assoir?

Parce qu’elle, elle se posait sur l’une des extrémités du fauteuil, la mine sincèrement soucieuse pour cet homme d’importance dans ce castel. Il ne manquerait plus qu’elle soit à l’origine d’une blessure sérieuse, et le prince Hector n’aurait plus de conseiller aussi fidèle, plus de soigneur aussi talentueux. Elle offrit une pensée brève à Avril, depuis son silence. Posez votre regard sur lui, que sa plaie se résorbe et qu’il n’en garde aucun souvenir… Soyez clémente. Soyez bon.